Le dôme fibreux et blanc de l’onde de choc provoquée par l’explosion de Beyrouth a englouti la ville à plus de 300 mètres par seconde. Trois fois plus vite qu’un ouragan de catégorie 5. Il était 18 h 07. À 18 h 08, tout était fini. Aucune guerre au Liban n’avait causé autant de dégâts en si peu de temps.
La rue Armenia est l’une des artères principales du réseau dense de Bourj Hammoud, à Beyrouth. Au début du XXe siècle, les Arméniens fuyant le génocide ont construit cette rue et y ont bâti leur nouvelle vie. Ils ont transformé les marécages autour du port libanais en un nouveau foyer, reconstruisant l’Arménie, leur véritable patrie caucasienne, à partir de leurs souvenirs. La rue Armenia n’a jamais été un couloir tranquille, un monument silencieux à un pays perdu. Son histoire, celle de la construction d’une nouvelle vie dans un pays étranger, se racontait à travers la foule, les klaxons, l’odeur du lahmajun, les conversations sur l’inflation et les espoirs pour l’avenir.
La femme de Roger est allée à l’hôpital pour chercher leur fille. Lorsque l’explosion s’est produite, ils étaient ensemble dans le service Saint-Georges. Ils sont morts au même moment – Roger interrompt son récit. Chaque tentative de revisiter ces souvenirs lui déchire le cœur comme les éclats de verre des fenêtres qui, à 6 h 08, sont devenus un démon, tranchant les corps de ses proches à une vitesse folle.
« Je les ai perdus tous les deux. En un instant. » Le petit homme aux cheveux grisonnants se recroqueville, les yeux habitués aux larmes, cherchant refuge dans les bras du Dr Harouny. Il vit dans un immeuble abandonné de la rue Armenia, à seulement 600 mètres du lieu de l’explosion.
À 6 h 08, toute la rue a explosé. Bien que l’héritage arménien de ses habitants ait contribué à reconstruire la vie dans la rue, l’immeuble où nous rencontrons Roger ne s’est jamais remis. Des murs criblés de trous, des fenêtres brisées, des ouvertures condamnées comme des bandages ensanglantés, des fils électriques exposés et des décombres empilés dans la cour. Le temps s’est arrêté ici à 6 h 08. Roger a perdu sa femme et sa fille, puis son emploi, ses économies et sa santé. L’explosion l’a arraché à la réalité. Les murs de sa maison reflètent l’état de son esprit et de son corps.
Il demande qu’on prie pour lui. Pour nous le rappeler, il retire du mur un souvenir d’enfance : une image de Saint Charbel. Le cadre en bois cassé et la photo jaunie sont recouverts par le seul morceau de verre intact de tout le bâtiment.
« Prenez-la. C’est l’une des premières images du saint maronite. Priez-le pour moi. Regardez, il a survécu à l’explosion, peut-être qu’il me sauvera aussi. »
Les médecins soupçonnent Roger d’avoir un cancer. Le diagnostic préliminaire nécessite des examens complémentaires, mais chaque visite, chaque intervention et chaque examen coûtent de l’argent. Roger demande quelques dollars ici et là. Il a réussi à en rassembler 50 jusqu’à présent, mais le scanner à venir lui en coûtera 200 de plus.
Le Dr Elie Harouny rend visite à Roger au moins une fois par semaine. Ils se parlent presque tous les jours au téléphone. Il lui apporte du pain, des médicaments, des nouvelles du monde et un peu de calme. Aujourd’hui, il promet de prendre en charge le scanner à l’hôpital. Lentement, discrètement, il reconstitue les vies humaines brisées par l’explosion. Il soigne les blessures qui refusent de guérir.