« Se sont mes yeux maintenant », dit Charbel en montrant ses mains. Les mains de cet homme racontent l’histoire d’un dur labeur aux champs. Une histoire encadrée par une peau dure et rugueuse, gravée de sillons rappelant les lignes topographiques de la terre qu’il cultive depuis des années.
« Ne bougez rien ici, je ne le retrouverai jamais », prévient-il à quiconque entre chez lui. Chaos, désordre : pour lui, c’est le noir absolu.
Charbel se réveille à 5 h du matin, bien avant le lever du soleil. Pendant vingt ans, il n’a vu que ténèbres et blanc flou. Pourtant, il sait quand le jour se lève, même si les couleurs et les formes du lever du soleil n’existent plus que dans sa mémoire. Il commence à préparer du concentré de tomates avec ce qu’il a cueilli la veille dans son jardin. Ses clients adorent ça. Au fond du magasin de légumes, il dispose ses outils. Il touche chaque ingrédient à plusieurs reprises pour se rappeler où il doit être. Il examine chaque produit avec ses mains. Chaque morceau est délicatement découpé en morceaux, son couteau aiguisé glissant sur la planche de bois. Chaque geste est mesuré, transformant la prudence d’un aveugle en un rituel significatif. Lorsque les morceaux sont placés dans le grand mixeur, les doigts de Charbel scrutent les bords, vérifient la fixation et le loquet du couvercle. Ce n’est que lorsqu’il est sûr que tout est en place qu’il appuie sur l’interrupteur.
Avec son frère Doumith, Charbel a passé la majeure partie de sa vie ici, aux abords de Qlayaat, dans les montagnes près de Beyrouth. C’est ici qu’ils tiennent le magasin de légumes. C’est ici, à 40 ans, qu’ils ont tous deux perdu la vue : Charbel d’abord, Doumith quelques années plus tard.
« Je savais que je perdrais la vue. On ne peut pas s’y préparer. On ne peut pas voir le monde à l’avance. Perdre la vue prive de la beauté qui vous entoure et de votre indépendance. Déplacez ma canne que j’utilise dans le jardin pour cueillir des tomates, et je n’y arriverai pas », dit Charbel.
Il insiste sur le fait que le bonheur vient quand la vie a un sens. Pour les deux frères, ce sens se trouve dans le jardin et le magasin de légumes.
« Les responsabilités et le travail acharné n’attendent pas l’inspiration. Il suffit de les accomplir. Les gens n’ont pas besoin de se demander si nous allons bien ; ils viennent au magasin et constatent. Quand rien ne manque dans les rayons, c’est que nous allons bien.»
« De quoi rêvez-vous ?»
« Cette maladie ne m’ôtera pas le sens de ma vie. Les médecins m’ont donné six ou sept ans. C’était il y a quinze ans », dit Charbel avec un sourire de celui qui a déjoué le destin.
Charbel souffre d’une grave et pénible maladie intestinale. Pendant longtemps, acheter les médicaments prescrits n’était qu’un rêve, comme pour plus de 80 % des patients chroniques au Liban. L’effondrement économique du pays a transformé le quotidien en une obscurité totale, celle que Charbel appelle absolue. Vous l’avez aidé. Grâce à vous, il a déjà sa prochaine dose de médicament. Nous veillons à ce qu’il se sente toujours utile, en lui achetant des légumes pour les inclure dans des colis destinés à d’autres bénéficiaires au Liban.
« Je suis heureux. Mon travail a du sens. Je sais combien la vie est dure pour les autres. Je suis heureux que mes légumes parviennent à ceux qui en ont le plus besoin », dit-il.
La vie de Charbel et Doumith n’est ni une anecdote tragique ni une image sentimentale. C’est une simple succession de devoirs, de rituels et de petites victoires. Ces gestes répétés sont porteurs d’un sens que personne ne peut leur enlever.