Quand les poules se taisent, c’est que le soleil se couche. Les bruits de la ferme voisine suffisent à indiquer l’heure exacte – explique Charbel.
Avec son frère Doumit, ils se déplacent avec précaution dans une petite chambre à l’arrière de l’épicerie. Au centre trône un poêle en fonte, massif, qui les réchauffe en hiver. C’est ici qu’ils dorment, mangent et passent leurs journées entières. Ils connaissent par cœur chaque fissure du mur, chaque irrégularité du sol, chaque relief du mobilier. Ils ont perdu la vue depuis plus de la moitié de leur vie. Une maladie génétique les a plongés dans l’obscurité à peu près au même moment – il y a trente ans.
Depuis, ils ont regardé le monde à travers les yeux de leur sœur. Elle faisait les courses, préparait les repas, cultivait le jardin et tenait la petite échoppe. Il y a trois mois, leur sœur est décédée. L’obscurité est devenue totale.
Les yeux aveugles pleurent aussi. « En vérité, ils ne servent plus qu’à ça », dit Charbel. – Je n’ai pas de rêves. Peut-être un seul : finir cette vie dignement. Pas d’autres. Même mes songes se sont éteints : avec le temps, l’imagination s’est assombrie elle aussi.
Charbel ouvre la porte de la cour, saisit le bâton de bois poli par les années et invite à une promenade dans le jardin. Les serres en terrasses, accrochées à la pente abrupte d’une colline libanaise, pourraient devenir un piège une fois la nuit tombée – mais pas pour lui. Charbel connaît chaque pierre. Il sait quand lever le pied pour éviter le tuyau d’arrosage. Il sent les limites des murets de pierre. Chaque matin, il palpe les tomates sur les tiges. Il sait exactement quand elles mûrissent : leur parfum change soudainement. Charbel est courageux et très autonome, mais ni lui ni son frère ne pourraient s’occuper seuls du jardin et de l’épicerie.
Ils ont embauché un réfugié syrien. Jamal a fui au Liban quand il n’en pouvait plus des bombes qui tombaient autour de lui. Aujourd’hui, il cultive le potager et sa gratitude d’être encore en vie. Il sait que ce n’est pas un simple travail. Il est devenu comme de la famille. Il sait aussi que les deux frères aveugles ne peuvent rien sans lui. Mais il a une fille, qui doit commencer l’école en Syrie à la rentrée. Là-bas, la situation s’est calmée. Ils veulent rentrer. Charbel et Doumit ne peuvent l’en empêcher, mais la décision de Jamal est pour eux un nouveau coup dur.
Il y a encore le docteur Harouny – la dernière planche de salut pour Doumit et Charbel. Ils s’animent dès qu’on en parle. Charbel s’émeut en louant sa présence, mais l’inquiétude perce dans sa voix. – Tant de personnes nous ont déjà quittés. Si lui aussi venait à disparaître, ce serait la fin pour nous.
Les deux frères sont malades. Ils n’ont pas les moyens d’acheter leurs médicaments. Ils tiennent leur boutique pour se sentir utiles, mais les revenus sont dérisoires et ne leur permettent pas d’échapper à la pauvreté qui les écrase depuis le début de la crise libanaise. Parfois, des voisins leur apportent des plats préparés. Par compassion, ils viennent acheter quelques bricoles. Le docteur Harouny, lui, rend visite aux frères régulièrement.
Le plus grand souci aujourd’hui, ce sont les médicaments contre la colite. Sans eux, l’état de Charbel se détériorera chaque jour, jusqu’à l’occlusion et à une nouvelle tragédie.
Avant de se coucher, Charbel s’affaire encore dans l’épicerie. Il remet chaque objet à sa place pour que son frère puisse les retrouver au matin. Ni l’un ni l’autre n’a besoin de pitié. Ils ont besoin de personnes bienveillantes autour d’eux, qui les aideront à accomplir ce seul souhait : garder leur dignité jusqu’au bout.