« Quand les poulets se taisent, cela signifie que le soleil se couche. Les bruits provenant de la ferme voisine suffisent à nous indiquer l’heure exacte », explique Charbel.
Avec son frère Doumit, il se déplace prudemment dans leur petite pièce à l’arrière d’une épicerie. Au milieu se trouve un poêle en fonte robuste qui les réchauffe en hiver. C’est là qu’ils dorment, mangent et passent leurs journées. Ils connaissent par cœur chaque courbe des murs, chaque irrégularité du sol et la texture de chaque meuble. Tous deux sont aveugles depuis plus de la moitié de leur vie. Une maladie génétique les a plongés dans l’obscurité à peu près au même moment, il y a 30 ans.
Depuis lors, ils voyaient le monde à travers les yeux de leur sœur. Elle les aidait à faire les courses, préparait les repas, s’occupait du jardin et tenait le petit étal de légumes. Il y a trois mois, elle est décédée. L’obscurité est revenue.
« Les yeux aveugles pleurent aussi. En fait, c’est à peu près la seule chose dont ils sont capables aujourd’hui », dit Charbel. « Je n’ai pas de rêves. Peut-être un seul : finir ma vie dans la dignité. Rien d’autre. Je ne rêve même plus la nuit, car avec le temps, l’obscurité envahit aussi votre imagination. »
Charbel ouvre la porte du jardin, attrape le bâton en bois lisse et usé qui se trouve près du cadre et nous invite à faire une promenade dans le jardin. Construites en terrasses sur les pentes abruptes d’une colline libanaise, les serres pourraient être un piège après la tombée de la nuit pour n’importe qui, sauf pour leur propriétaire. Charbel connaît chaque pierre ici. Il sait quand lever le pied pour éviter de trébucher sur le tuyau d’arrosage. Il connaît les contours de chaque terrasse en pierre. Chaque matin, il palpe les tomates sur la liane. Il sait quand elles sont mûres, car leur parfum change soudainement. Charbel est courageux et indépendant, mais ni lui ni son frère ne pourraient gérer le jardin et la boutique sans aide.
Ils ont embauché Jamal, un réfugié syrien. Il s’est enfui au Liban lorsqu’il n’a plus supporté les bombes qui tombaient autour de lui. Aujourd’hui, il s’occupe du jardin et cultive sa gratitude d’être dans un endroit où personne ne lui tire dessus. Il sait que ce n’est pas seulement un travail. Il est devenu comme un membre de la famille. Il sait que les frères aveugles ne peuvent rien faire sans lui. Mais il a aussi une fille qui devrait commencer l’école en Syrie en septembre. La situation s’est calmée là-bas. Ils veulent rentrer. Charbel et Doumit ne peuvent pas lui interdire de rentrer chez lui, mais la décision de Jamal est un autre coup dur.
Il reste encore le Dr Harouny, la dernière bouée de sauvetage des frères. Ils s’illuminent lorsque nous le mentionnons. La voix de Charbel tremble d’émotion lorsqu’il loue la présence du médecin, même si l’on perçoit une pointe de crainte. « Tant de gens nous ont déjà quittés. Si nous le perdons aussi, ce sera la fin pour nous. »
Les deux frères sont malades. Ils n’ont pas les moyens d’acheter des médicaments. Ils gardent leur boutique ouverte pour se sentir utiles, mais leurs revenus sont dérisoires, loin d’être suffisants pour échapper à la pauvreté dans laquelle ils ont sombré depuis le début de la crise libanaise. Parfois, leurs voisins leur apportent des repas chauds. Par souci pour eux, ils font de petits achats à la boutique. Le Dr Harouny rend régulièrement visite à Charbel et Doumit.
Leur préoccupation la plus urgente actuellement est de trouver des médicaments pour traiter la colite ulcéreuse. Sans cela, l’état de Charbel va s’aggraver de jour en jour jusqu’à entraîner une obstruction et une nouvelle tragédie.
Avant d’aller se coucher, Charbel fait le tour des étagères du magasin pour tout remettre à sa place afin que son frère puisse trouver ce qu’il cherche le lendemain matin. Aucun d’eux ne veut de pitié. Ils ont juste besoin d’être entourés de personnes bienveillantes qui les aideront à réaliser leur dernier souhait : ne jamais perdre leur dignité.